Francesca Woodman
C’est en lisant Philippe Sollers, il y a longtemps, que j’ai découvert Francesca Woodman ; l’envie de voir la photographie de cette très jeune femme qu’il nomme « la sorcière » m’a tout de suite saisie. C’est par la grâce du regard du poète que me sont parvenus quelques éclats du regard de Francesca. Son regard m’a fascinée ; il est juste et beau.
Ce à quoi renvoie le travail photographique de Francesca Woodman – qui met au premier plan la question du corps propre – c’est qu’il y a, lorsque l’Autre s’évanouit et que l’identification n’est plus d’aucun recours, un autre principe d’identité qui, lui, est lié au corps. Au corps que l’on a. À l’âge où les jeunes filles d’aujourd’hui affichent leur vie privée sur des murs immatériels, Francesca Woodman commence la prodigieuse exploration de son corps à travers une incroyable virtuosité dans la manipulation de son image-sinthome. En 1975, elle est âgée de seize ans et son petit carnet noir est le lieu où s’élaboreront désormais ses photos. Plutôt que d’un mur, Francesca va bénéficier d’une fenêtre sur un monde qui lui est totalement propre.
Ce journal est celui de l’intime d’un corps adolescent délesté de l’inhibition à développer, sur un support fragile, avec une très grande précision, les questions de la construction du temps et de l’espace, questions qui s’élaborent dans le rapport au regard qui se répand, ou à la voix qui se ravale. À travers l’artefact de la machinerie photographique, elle va rendre sensible le fait que l’espace est imaginaire. Aussi s’emploiera-t-elle à le mettre sens dessus dessous en se servant de son corps comme d’un outil toujours disponible. Elle imagine (que peut-on faire d’autre ?) qu’il lui faut enregistrer la présence d’un corps, sa densité dans son incroyable légèreté, la consistance d’un corps qui, elle, est bien réelle. Elle traite la trace, le reflet, l’empreinte ou bien elle joue sur le temps d’exposition pour se faire apparaître en mouvement dans une image fixe. Chez elle, la lumière est un élément du tableau comme les autres, et non ce qui éclaire ou délimite. Aussi, quand Francesca Woodman joue avec un rayon de soleil, c’est le temps immatériel qu’elle tient dans la main.
Tout au long de sa courte carrière (1959-1981) débutée à treize ans, Francesca tentera de faire apparaître l’insensé : ce qui se sent. Elle est là, puis disparaît dans une maison délabrée, dans une forêt où elle joue à faire l’arbre. On la cherche dans l’image, où pourtant il n’y a qu’elle, sous une étoffe ou dans un coin ou bien suspendue en l’air et non à terre comme tout le monde. Faisant ainsi basculer la représentation, Francesca Woodman ne photographie qu’en noir et blanc et choisit le carré comme cadre pour ses expériences. Avec des miroirs qui ne la reflètent pas mais à côté desquels elle s’installe, comme pour montrer que le corps qu’elle nous donne à voir n’est pas celui de l’image, elle diffracte son regard qui s’étend comme le nôtre dans d’infinis détails : des gravats par terre, les murs qui se délitent, les motifs de sa robe qui se fondent avec le décor, et elle nous regarde. Puis la revoilà, la bouche grande ouverte, dans sa bouche un objet odd, bizarre, comme en verre, mais pouvant tout aussi bien avoir été réalisé au tirage, en traçant une spirale qui sort de cette cavité, sur la photo en cours de développement. Self portrait talking to Vince montre que le bizarre qui s’échappe du trou de la bouche et qu’elle réabsorbe n’est autre que le destin du sens ravalé aussitôt qu’émis et dont la racine se trouve dans l’imaginaire du corps.
Ce qui intéresse Francesca n’a rien à faire de la belle image qui ne recouvre que la vacuité de l’être, mais avec ce qui du vivant palpite et ne s’attrape qu’à faire vite, ce qui échappe et ne se récupère que par l’extrême attention à ce qui fout le camp