Agalmata d'Emmanuelle Villard
C’est d’une rencontre tout à fait énigmatique avec des objets d’art, d’une expérience esthétique complexe et singulière que ce propos tient son origine.
L’énigme, en creusant l’écart entre un « ça veut dire quelque chose » et l’impossibilité d’en produire l’énoncé, a eu pour effet de transformer la contingence de la rencontre en nécessité de penser le caractère fuyant de ce qui échappe au dire.
L’énigme indiquait par là même un chemin où elle pouvait servir de guide, de principe de lecture, pointant que le voile opaque qu’elle constituait est inséparable de ce qu’il était sensé cacher. La « vérité » résidait donc entre les lignes. C’est de cela que cette rencontre témoigne.
Le Dispositif de Peinture, un objet topologique de nature complexe
On entre dans une pièce toute blanche, étroite et plutôt longue. Entre sol et murs, sur toute la longueur de la pièce sont accotées des toiles noires d’assez grande taille pour saturer l’espace tout en laissant un passage. A mieux y regarder il s’agit d’avantage d’écrans que de toiles puisqu’ils ne sont pas peints. La matière qui les compose, un skaï mat, très opaque et étrangement velouté rappelle l’étoffe d’un vêtement. Elle est tendue sur des châssis de formats différents et disposés de manière apparemment aléatoire. Leur agencement des deux côtés du passage est non symétrique. Sur le mur du fond est fixée, en son centre, une toute petite toile très colorée dont la peinture déborde les limites du cadre définies par le châssis.
C’est simple et radical. Les oppositions sont tranchées. Le noir des grands écrans et le blanc de la pièce forment un binaire classique, là où la couleur multiple joue sur la gamme baroque.
Mais la multiplicité colorée et l’unicité du binaire noir/blanc se renverse lorsqu’on passe de la couleur à la forme.
Les écrans noirs qui semblaient tous pris dans l’ensemble où la couleur se répète, s’avèrent tous différents de par leur format et leur disposition aléatoire et asymétrique. Et là où le multiple de la couleur se bousculait tant qu’il débordait du cadre, se trouve l’unique de la petite toile fixée au mur.
C’est aussi complexe et subtil. Tradition et invention se mêlent. L’unique petite toile aux couleurs multiples dit l’inscription de ce travail dans une certaine tradition du champs pictural : celle du tableau. Mais la peinture qui n’a plus de limite puisque elle déborde de la surface du cadre rend compte de l’invention du peintre qui redéfinit pour lui même les critères de ce champs.
La matière des objets noirs qui imitent la toile est une invention-subversion de la tradition : de la peinture dans la peinture comme on dit «du théâtre dans le théâtre» quand sur la scène on joue à jouer une autre représentation. Les écrans comme des paravents montrent et cachent qu’il n’y a rien à voir au delà de la peinture elle-même.
Le plus extraordinaire de tout cela tient au fait que l’espace soit traité comme de la matière colorée et formelle. Du coup, fond et forme se trouvent pris dans une sorte de réversibilité.
Le contenant devient contenu et par une mise en abîme du procédé, nous nous trouvons faire partie du tableau qui est une scène, un décor, mais aussi un leurre. Nous pouvons alors saisir la dimension complexe de cet objet qui peut être éclairée par la structure topologique de la bande de Moëbius. Escher en a donné de multiples représentations et Lacan en a fait usage pour rendre sensibles les affinités entre l’objet de l’angoisse et celui du désir. Et même si l’objet de l’art n’est pas celui de la psychanalyse, leurs constructions respectives peuvent s’éclairer, dans la mesure où les objets d’art représentent un certain type de rapport du sujet au désir.
Topologie Lacanienne
L’angoisse n’est pas une peur sans objet mais bien l’affect qui surgit quand l’objet se présente au sujet dans une trop grande proximité. Pourtant ce qu’il faut saisir tient à la nature non spécularisable (sans image) de cet objet qui, lorsqu’il apparaît dans le champ du visible, vient perturber la perception. L’image spéculaire du corps par laquelle le sujet humain structure son moi (Lacan, stade du miroir) est aussi le prisme par lequel passe la structuration du monde visible. De fait, le spéculaire est le principe de connaissance de la réalité dite objective. Un pas de plus est nécessaire pour rendre compte du paradoxe constitué par l’irruption d’un objet non-spécularisables dans le champ du visible.
L’objet de l’angoisse peut prendre bien des aspects cependant il est toujours non spécularisable n’a ni recto ni verso, pas de gauche ni de droite puisque l’envers est dans l’endroit et que le dessus et le dessous sont en continuité. Il ne peut donc pas être appréhendé selon le mode de connaissance spéculaire de l’image dans le miroir.
De fait, lorsqu’il surgit dans le monde visible, le corps se manifeste sous un aspect totalement autre. Le corps auquel nous convoque ce type d’expérience est le corps en tant qu’organisme. Il ne connaît pas de limite puisqu’il ne se réduit pas à la forme du miroir qui est la matrice du moi, lieu où l’angoisse se manifeste sous la forme d’un signal ; alors que le corps, en tant qu’organisme, ne se rapporte pas à la construction du moi mais à celle du sujet auquel le signal s’adresse. Le sujet de la psychanalyse n’est pas le sujet conscient de la philosophie mais le sujet de l’inconscient qui se structure autour d’un vide réalisé à partir d’une coupure produite par la perte de l’Autre primordial et que Lacan représente par une bande de Moebius. De cette opération surgit le manque et par conséquent le désir.. Il y a une affinité entre l’objet de l’angoisse et l’objet du désir que ce montage nous rend sensibles. Le sujet est connecté au désir de l’Autre auquel il demande, en l’absence de tout besoin, l’objet qu’il recèle ou par qui il se le fait demander. Le désir est toujours de l’Autre dit Lacan. Les objets auxquels a affaire le sujet répondent donc à cette même structure qui les rend adéquats à se substituer au lieu vide engendré par cette perte. Le désir est une énigme qui se formule comme une question. Que me veut l’Autre ?
Que veut Emmanuelle Villard en créant ces objets ? Si ce n’est rendre palpable par cette machinerie l’art d’attraper, de dompter l’œil qui est la bonne forme du regard, le corps quand l’informe est au rendez-vous. Le dispositif de peinture réussissant par sa mécanique même à révéler que la vérité a structure de fiction. Autrement dit, que cet art montre autre chose que ce qui est apparent.
L’art comme fiction dit la vérité
Emmanuelle Villard est devenue « maître de l’Art de dévoiler tout en voilant et de voiler tout en dévoilant » et les œuvres qu’elle crée sont constituées de la matière même de ce voile. Sur ce chemin de peinture où la peinture fait obstacle, il est nécessaire d’en prendre soin pour ne pas « l’empiéter » là même où quelque chose vous déborde.
Le mouvement de vague créé par l’asymétrie qui découpe l’espace est amplifié par la houle que l’aléatoire de la disposition des toiles entre murs et sol fait surgir. Et si quelque chose vous happe en avant vers l’élément fixé au mur qui nous regarde plus que nous ne pouvons le voir dans un premier temps, nous sommes simultanément tirés vers le sol tant les écrans noirs attirent la lumière à eux, produisant une sorte d’écrasement. La mise au point sur l’objet fixé au mur devrait venir dans un deuxième temps,mais la multitude des petits rouges, petits verts, petits jaunes, déposés sur la toile, par le geste du peintre, qui se veut le plus discret possible, laisse monter sur la scène de ce lieu de fiction, le partenaire « temps » qui joue sa partie avec le hasard, l’aléatoire et l’incongru et rend ainsi impossible l’arrêt sur image. La peinture, craquelée par endroit, débordante par d’autre, ne dit rien d’autre que ceci : la position juste de l’être réside dans la préhension combinée de l’espace et du temps.
Le peintre nous révèle cette chose inouïe et nous donne l’occasion d’en faire l’expérience. Le temps ne se maîtrise pas ; rien à faire contre sa course, on ne gagne pas du temps. Mais l’expérience poétique nous le fait retrouver. L’inquiétante étrangeté qui se manifeste dans cette expérience esthétique ne tient pas uniquement au fait que le sujet se trouve regardé de toutes part, alors qu’il ne peut voir que d’un point, mais aussi au fait que le dispositif de peinture met en évidence que tout le corps participe de cette mécanique étrange, où le temps, qui modifie la forme, est là présentifié.
C’est devant la sorte de porte, que constitue le petit tableau, ouverture sur cette réalité de fiction, que nous pouvons apprendre que le corps qu’il nous faut pour traverser ce type d’expérience n’est pas celui de l’image que la beauté habille, mais celui de la jouissance dont il est le lieu par excellence. Et que la peinture nous permet parfois d’habiter.
Ces regards et ce corps organique que le dispositif révèle par la magie de son mécanisme montrent à quel point c’est de l’articulation poétique même de cette peinture que naissent ces objets par lesquels nous est rendue une part de la jouissance barrée par la perte de l’objet primordial.
De l’autre côté de la peinture
Les chemins qu’explore l’œuvre d’Emmanuelle Villard sont multiples et parfois ils ne mènent nulle part. Il y a aussi des clairières comme les dispositifs de peinture puis de drôles de sentiers, qui loin de vous mener d’un lieu à l’autre, vous font passer de l’autre côté de la peinture.
La série d’où provient le petit tableau dont il a été question a deux destins : l’un d’apparaître tel que nous l’avons vu et l’autre d’être la partie voilée, cachée «d’objet- tableau», devenue autre par la décision du peintre. Cette décision est un acte qui a des conséquences, puisque c’est du ratage que naît une nouvelle forme de peinture.
Le peintre ne se contente pas de retourner la toile mais la dérobe au regard définitivement en la repliant sur elle-même : l’endroit passe à l’envers qui devient par le geste du pliage le contenant-emballage d’un objet refusé. Il nous restera inconnu, telle est la volonté de l’artiste. La bataille avec la peinture est ici incarnée car c’est avec tout son corps que l’artiste travaille à cette métamorphose du dire poétique de la peinture.
De l’élision d’une image apparaît un volume monochrome et brillant, l’envers de la toile ne reste pas vierge et constitue un support nouveau. C’est une toile qui voile et dévoile à la fois que, de la capture de tous ces êtres de fiction dans ce petit objet, il ne reste qu’un reflet. Et dans cette petite brillance qui renvoie la lumière, il y a quelque chose d’un œil dans lequel nous nous voyons voir.
Agalmata
Les objets d’Emmanuelle Villard en évoquent d’autres, les agalmata dont Platon nous parle dans le Banquet et que la lecture de Lacan nous a éclairés. C’est par une connexion allégorique que l’on attrape deux ou trois choses encore sur l’érotique de cette peinture. Agalma vient du grec et signifie littéralement ornement, parure mais son sens est complexe et nous n’en dirons qu’un aspect. Dans le Banquet, Alcibiade, amoureux de Socrate, cherche les signes du désir de celui-ci et le compare à Silène, satyre érudit qui a enseigné Dionysos car, tout comme Socrate, Silène était laid mais plein de sagesse. Toutefois la comparaison ne s’arrête pas là puisque le mot Silène se rapporte aussi à la fonction d’emballage, d’écrin pour les ornements. Les agalmata contenus dans cette sorte de statuette (à figure humaine bien que de nature divine) avaient pour pouvoir de séduire les dieux en attrapant leur regard. Alcibiade, ivre, fait l’éloge de Socrate révélant aux convives du Banquet stupéfaits qu’il y a des trésors cachés dans cet homme et qu’ils ont, comme les agalmata, le pouvoir de séduire. En effet Socrate contient quelque chose de précieux dont le nom est « Savoir » et c’est à partir de là qu’il interprète Alcibiade lui révélant que l’objet de son amour est ailleurs. Il lui dévoile ainsi le caractère illusoire du désir et les objets d’Emmanuelle Villard nous le disent aussi bien.
Il y a en effet une érotique de la peinture qui convoque l’amour, le désir, la séduction, le corps et la jouissance. C’est même un grand classique qui se décline sous toutes les formes : sophistiquées , singulières, humaines, mystiques, des plus complexes à déchiffrer aux plus limpides. Mais ce en quoi réside le charme particulier de cette peinture là tient à la manière infiniment subtile de manier le voile poétique qui nous permet de passer des portes afin d’accéder à une dimension toute autre du langage pictural .L’œuvre pose un décor, un lieu pour la fiction où la scène qui s’y joue fait partie du dispositif :le sujet qui se laisse séduire par ces objets est convoqué à une rencontre imprévue qui lui révèle que le désir est une défense contre le réel de la jouissance. J’ajouterai que cette peinture a pour effet de féminiser toute personne qui l’approche, elle lui donne un corps apte à l’appréhender qui ne se limite pas à la jouissance de l’œil. C’est là le risque majeur qu’elle engendre : elle décentre de la jouissance de l’idiot.
in catalogue Emmanuelle Villard, ed. La galerie des Multiples, La Criée, Le Crédac, 2005