À découvert

 

Tête, portrait, faciès, face, gueule, bobine, etc., il y a toute une série de noms pour dire la figure. On dira par exemple que Giacometti peint plutôt des têtes. Bien entendu, c’est aussi que derrière le peintre se profile le sculpteur, la tête renvoyant au reste du corps, comme à une partie. Rembrandt, lui, peint des portraits. Disons que le portrait considère la figure sous le jour de l’identité. Un portrait est supposé opérer un nouage de l’image et d’un nom. Il implique ressemblance et reconnaissance. C’est là que prend toute sa valeur le fait que dans ses autoportraits, Rembrandt ne cesse de se déguiser. Il joue et se joue de son image. Et non seulement il fait de l’identité un théâtre, mais on ne sait pas forcément à quoi il joue. Il y a des autoportraits équivoques. Par exemple on peut voir à Cologne un tableau qui se nomme aujourd’hui Autoportrait en Démocrite ou en Zeuxis. Il y a incertitude sur le point de savoir en quoi ou en qui Rembrandt se représente. Si c’est en Démocrite, le tableau donne à penser. Mais si c’est en Zeuxis, en plus de penser, il donne à la fois à rire et à pleurer. En premier lieu, il faut savoir que Zeuxis, ce maître de peinture, un des plus fameux de l’Antiquité, était aussi maître en matière de brouillage d’identité. Figurant par exemple une Hélène de Troie en parangon de beauté, conformément aux doctrines du temps, il l’avait peinte avec les plus belles parties des corps de cinq modèles différents, prenant des bouts des plus jolies jeunes femmes d’Athènes. S’agissant de Rembrandt, il se trouve que le tableau a été vendu en 1758 sous le titre « Rembrandt en train de peindre une vieille femme ». Quand on regarde le tableau, et pour renchérir dans le carnaval des identités, je pense qu’on aurait eu quelques raisons de le nommer « Rembrandt en train de se peindre en vieille femme ». Maintenant, si en plus on note un vague sourire sur les lèvres du peintre figuré en buste sur le bord de la toile (on a pu aussi titrer ce tableau Autoportrait en Zeuxis riant), ceci pourrait en effet renvoyer directement à Zeuxis (bien qu’on connaisse aussi le caractère de Démocrite comme philosophe rieur), un récit rapportant que le maître grec de la beauté composite serait mort au travail étouffé d’un fou rire devant le portrait d’une vieille femme très laide qu’il était en train de peindre. En vérité, si on regarde bien, le tableau de Rembrandt pourrait s’appeler Autoportrait en vieille femme riant.

Paz Corona ne peint pas des vieilles moches, plutôt des belles personnes, mais elle pourrait. Quand des noms s’accolent à ses figures ce sont ceux, comme chez Zeuxis, de beautés mythologiques grecques, des figures idéelles, Calypso, Xanté, Caphira, Acaste, Chloris, la source Telphouse. Elle peint aussi des garçons et des filles pas mythologiques, mais quand on les identifie, la fille c’est Berthe Morisot et le garçon Rimbaud. Pas exactement des portraits, de quelqu’un, des portraits de portraits. Et à l’inverse, parfois, dans une Nymphe anonyme, on croit reconnaître Paz Corona elle-même. Quelque chose comme un Autoportrait en jeune femme qui ne rit pas.

En même temps, on se tourne et on pourrait dire que Paz Corona est aussi là, et là, partout dans ses tableaux, dans ces garçons qui ne sont pas elle comme dans les filles qui ne lui ressemblent pas. En fait, tout semble ici au-delà de la ressemblance et de l’identité, au-delà du portrait et de l’autoportrait. Fille ou garçon, vieille ou jeune, belle ou laide, finalement, Paz Corona est partout dans ses peintures. Elle est partout dans la peinture. Dite ainsi, la chose peut sembler étrange, ou un peu poétique. Je la crois au contraire très matérielle et vraie. Que le peintre soit dans sa peinture, présent dans son œuvre, qu’il y ait un lien intime entre la vie intime et la création, qui aujourd’hui en doutera ? Il n’y a d’ailleurs pas eu besoin d’attendre Freud ou Sainte-Beuve pour l’envisager. Dès la Renaissance l’idée s’était répandue.

A la fin du Quattrocento, un principe était en effet à la mode à Florence qui disait : Ogni dipintore dipinge se. Tout peintre se peint. La formule séminale a été attribuée à Brunelleschi. Résumée par Daniel Arasse [Le sujet dans le tableau, Flammarion, 1997], l’idée est qu’une œuvre d’art « ressemble » inévitablement à son auteur, qu’on l’y « reconnaît ». Marsile Ficin donnera une formulation philosophique de ce principe : «  Les œuvres d’art qui se rapportent à la vue et à l’ouïe proclament l’esprit de l’artiste, écrit Ficin. Dans les peinture et les bâtiments, on voit le savoir et l’habileté de l’artiste. Mais, en outre, nous pouvons y voir la disposition et comme l’image de son esprit. Car, dans ces ouvrages, l’esprit s’exprime et se reflète comme dans un miroir où se reflète le visage d’un homme qui s’y regarde. » Mais c’est Savonarole qui va commenter au plus juste la thèse brunelleschienne : « On dit que tout peintre se peint. Il ne se peint pas en tant qu’homme (car il fait des images de lions, de chevaux, d’hommes et de femmes), mais il se peint en tant que peintre, c’est-à-dire selon son concept ». Présent non seulement dans toutes les figures mais dans toute image, homme, femme, lion, cheval mais aussi bien arbre ou nuage (sur ce point, il semblerait que l’esprit de Paz Corona n’ait pas de disposition à se proclamer en bouquet de tulipes, en troupeau de vaches, en montagne suisse ni en botte d’asperges). On cerne là une inscription du créateur dans l’œuvre au-delà de l’image, du miroir, au-delà de toute ressemblance.

Paz Corona est à la fois nulle part et partout dans ses tableaux. Son être de peintre est un être de peinture. Et si pour peindre la Belle Hélène, Zeuxis composait sa figure avec les corps de plusieurs femmes, la figure de Paz Corona se disperse et se déploie dans la multitude ouverte et indéfinie de ses tableaux et dessins. C’est leur ensemble, ou plutôt la série qui constitue son portrait. Autoportrait variable par essence, mobile, changeant et illimité, parce que cet ensemble est par définition non fini, jamais clos. Parce que, comme le joue Rembrandt, le sujet est même et autre, indéfiniment.

On peut au passage souligner que, sans tapage, l’autoportrait multiple in progress que forme la peinture de Paz Corona, en dynamitant la ressemblance de l’image au modèle, ouvre son œuvre à une dimension politique d’une intense actualité.

On sait que la fonction moderne du portrait s’est inscrite dans l’histoire par la photographie, la discipline à l’origine d’une forme systématisée et autonome qu’on nomme le « portrait d’identité ». Son style s’est élaboré au cours du dix-neuvième siècle en anthropologie et en médecine, jusqu’à sa mise au point définitive dans l’anthropométrie judiciaire par Alphonse Bertillon, travaillant dans les services de police de la ville de Paris dans les années 1880. Le portrait d’identité constitue un paradigme d’identification des individus par l’enregistrement objectif d’un indice corporel individuel durable et infalsifiable. Cet indice a d’abord été le visage. Il a été remplacé ensuite par l’empreinte digitale, et, de nos jours, par le profil génétique. Ces modalités d’identification sont liées au contexte scientifique, biotechnologique de la société et participent d’une certaine politique du corps. Il y a, potentiellement contenu dans le déploiement du portrait photographique, le projet de produire, de rendre reconnaissable et de garantir une identité humaine. L'appareil photographique apparaît comme une machine à produire du Même. Cette logique du Même humain rend non seulement possible mais nécessaire la désignation d'un Autre, non humain. La logique identitaire de l’homme rend pensable la négation de l’humanité. L'exclusion est au principe de tout procès identitaire.

Maintenant, comment ordonner une politique identitaire quand un sujet ne se laisse délinéer dans aucune image fixe, ni dans l’image d’un homme ni dans celle d’une femme, mais se réfracte dans une nuée de visages différents, divers, semblables aussi bien que dissemblables ? L’autoportrait de peinture de Paz Corona ne fonde aucun indice individuel durable et infalsifiable. Comme on sait, cette logique identitaire née au dix-neuvième siècle où l'image joue un rôle décisif a manifesté au vingtième, à une échelle planétaire, sa nature profondément meurtrière. On pourrait conclure du coup qu’en déroulant une peinture qui la fait infiniment semblable et dissemblable à elle-même, Paz Corona, un peu comme Cindy Sherman, œuvre à une certaine dissolution de l’identité et que, par là, elle contribue sinon à la paix — à la paz — au moins à une réflexion propice et profonde de cette peintre française étrangère sur les ravages de l’identitaire.

Pour dire la chose autrement, en déployant un autoportrait multiple, une peinture illimitée, bien qu’elle peigne sur toile, tableau après tableau, Paz Corona pratique une peinture hors-cadre.

Artiste hors-cadre, c’est aussi au sens ou elle excède la notion de genres. Je notais que, tête, portrait, faciès, gueule, etc., il y a toute une série de noms pour dire la figure. Paz Corona peint des figures et elle peint des nus, des nus féminins, pourtant si on devait définir un genre, un seul, je dirais que, figures ou nus, Paz Corona peint toujours des visages. Et si on suit encore ici l’idée bruneleschienne, peut-être qu’en mille visages c’est un visage qui se peint.

Je me suis questionné devant ces séries de visages si grands peints par Paz Corona, cent fois plus grands qu’un visage, plus grands sans doute que les gros-plan sur grand écran, ces visages de cinéma vers lesquels, comme le disait Godard, on doit lever les yeux — tandis qu’on les abaisse sur l’écran de télévision.

Visage, on sait ce que dit d’origine le mot, à la fois ce qui voit et ce qu’on voit. Aristote commentait le nom grec du visage, prósõpon, qui désigne en même temps l’aspect et la face où se trouve l'organe de la vue, le nom marquant selon lui ce trait que l’homme est le seul animal qui se tienne droit et regarde en face. Le fait de se voir de face assurerait comme tel une identité humaine. A quoi il est bon d’ajouter que l’homme est aussi le seul animal qui fasse l’amour en face à face.

Pourtant ce n’est pas le face à face avec l’autre qui me frappe devant ces peintures de visages, un face à face avec un regard où Sartre voyait l’exercice possible d’une violence, d’être objectivé, chosifié par lui. La peinture a décliné sans fin cette puissance du regard. Si je voulais dire ce qui me frappe dans les visages de Paz Corona, je ne parlerais pas en premier des regards, je dirais que ces visages sont peints comme à visage découvert.

J’entends là forcément, au-delà de ce qu’Aristote pouvait y saisir d’humanité, un écho de que qu’Emmanuel Levinas considérait du visage, y voyant non seulement cette part visible et droite (ce serait là un portrait de Giacometti), mais offerte, exposée, et je dirais, très exactement, nue.

Chez Levinas, cette nudité va, on le sait, au dénuement, à la vulnérabilité, le visage exposé à l’autre s’exposant aussi, comme pour Sartre, à la violence. Mais la nudité des visages de Paz Corona n’est pas du côté d’une fragilité. Elle serait bien plutôt du côté d’une exaltation, une exaltation du corps. Il y a ici une sorte d’ode au visage, non comme scène d’expression, sociale ou psychologique, mais comme ce qui se voit du corps, cette partie du corps qui, en principe, se voit nue, sans voile, à découvert. Il n’y a pas, en principe, de honte attachée à la nudité du visage. Aussi, voiler le visage relève moins d’une pudeur, d’une affaire de morale que de pure déshumanisation.

C’est en ce sens que je ne vois pas chez Paz Corona de différence entre les peintures de nus et les peintures de visages. Tout corps est chez elle un visage, un corps à découvert. Visages nus, corps sans voile, Paz Corona peint les corps à visage découvert. Corps de femmes, ils s’exposent sans pornographie, sans érotisme plat et sans académisme. Simplement humains.

Ode au corps, la nudité dit aussi bien chez Paz Corona la gloire de la peinture comme puissance de mettre à nu. En ce sens, toute la peinture est pour elle un art du visage, un art qui dévisage. Paradoxe de la peinture, déposer la couleur sur une toile comme art de mise à nu. Cet art s’affiche en laissant ici parfois certaines parties des tableaux nues, découvrant la toile, le corps de la toile, la peinture à même la peau, un voile sans voile.

Il y a, chez Paz Corona, quelque chose comme un ravissement, un ravissement des corps exposés. Il s’expose en chaque tableau. Ravissement des corps, anonymes, désidentifiés, nus, humains d’autant plus humains.

Si on veut voir dans cette peinture, dans les visages et les nus de Paz Corona une déclaration de guerre contre tout ce qui voile, on peut.

 
Gérard Wajcman