Daphnée s’enracinant par la tête ou les couronnes de Corona

Dans une étude des plus étranges - Eros couronné de roses 12 - composée de trois feuilles assemblées au mur en un triptyque éphémère, ce qu’on devine être un homme soutient le corps nu d’une femme, poids inerte et amputé glissant vers le sol. Bien que ses yeux soient à peine esquissés, il regarde, tout comme la femme d’ailleurs qui semble y être suspendue, cette forme noire accrochée à l’angle gauche du premier dessin. A moins qu’il ne s’agisse d’un pendu tête en bas, souvenir ancien d’une image de l’infamie évocatrice de condamnation pour faute grave, cette masse obscure, forme informe s’introduisant sur terre depuis le ciel en une coulée noire et visqueuse, vicieuse, est l’origine de tout ce qui se déploie sur sa droite. Elle se prolonge entre les cuisses de la femme et s’y transforme en une hémorragie obscure. Elle migre dans un arbre monstrueux qui lutte, entre la première et la deuxième feuille de cette étude, pour ne pas tomber, tête et pattes tendus et dont la silhouette grotesque transforme l’évocation libre du thème d’Adam et Eve en un conte pour enfants. Dans cet effort que l’arbre fait pour contrebalancer sa chute, indifférent par ailleurs aux figures originelles qu’il s’apprête à écraser, on jurerait que c’est le jet de fluide grisâtre sortant d’un sexe fantasmatique qui le tient en équilibre. Ce jet, pisse et sperme, a arrosé la terre et fait naître un serpent. Ces motifs que l’on discerne plus qu’on ne les voit semblent des formations temporaires, non fixées, alors même qu’elles engagent des forces profondes dont la source douloureuse pourrait bien être le déracinement.

Un arbre lutte pour ne pas tomber. Des fils s’entortillent aux extrémités de ses excroissances fantastiques, touffes emmêlées, à la fois entraves et chaos d’où tout peut émerger. Cette petite étude, qui est au cœur de tout, montre que pour Paz Corona les racines ne sont plus liées à la terre. Elles naissent de la tête et des mains se projetant en désordre dans un monde de représentations.

Depuis cette étude, souches et racines se propagent. On en trouve dans les dessins faits au grossier crayon de couturier, dans ceux qui mélangent crayon et encre, et jusque dans les tableaux où des visages résumés à quelques traits émergent d’une tache d’encre noire. Depuis la souche, opaque et noueuse, le dessin tire des fils, non pour saisir une image mais pour la poursuivre. Ils ont une origine mais jamais vraiment de fin. La main à un moment interrompt la poursuite, rompt l’élan. Chaque œuvre montre une métamorphose inachevée. Paz Corona a beau leur donner d’autres noms (Eros, Mem, Oro), elles sont toutes des figures de Daphné, enracinées à quelque source flottante qui les retiennent ancrées d’un côté, depuis le fond, depuis un bord, pendant qu’elles se déploient pour mieux s’évanouir et disparaître de l’autre, côté face, vers nous, vers l’espace réel.

Ce qui nous retient dans ces figures est donc ce qui les maintient là, ancrés à la feuille, cette masse opaque et diffuse qui contient des forces et en libèrent. Elle revient d’une œuvre à l’autre, persistante mais toujours changeante, définissant de sa propre densité la densité des sujets dont elle semble être la source. Tache d’encre noire enlacée par un magnifique barbouillage (Eros couronné de roses 7), elle est la tête casquée d’un nu dont la pose toute entière se fait le présentoir. Dans Eros 5, elle s’emmêle en une chevelure fantastique, compacte, brouillonne, et tombe en cascades blanchâtres dans le dos du modèle et sur son torse, maintenant le corps dans un troublant filet. C’est elle encore qui tient la tête abandonnée d’un buste difforme et tremblant, la protégeant de son corps vieillissant (Eros 3). La masse se dédouble ici, casque de cheveux noirs que surplombe une auréole effilochée. Des pattes monstrueuses cherchent en vain à saisir ce halo.

Ce qu’on croyait être des coiffures ou des coiffes extravagantes (la série des Eros, en particulier Eros 2 et Eros 5, ainsi que les Eros couronné de roses) est donc toujours cette même source, magmatique, d’où émane le dessin du corps tout entier, corps sans unité ni homogénéité. Car en effet il est marqué par la trajectoire du trait et son énergie propre, variable. Il se dessine en tirant les fils de la tête. Des fils plus ou moins fins, plus ou moins dénoués, certains translucides et d’autres parfaitement opaques, certains venant en contourner d’autres, jouant les uns avec ou contre les autres, comme dans Eros couronné de roses 8. Des décisions franches, immédiates, des coups de crayons d’une indéniable efficacité font apparaître ces corps comme esquissés dans l’urgence. Présence forte mais éphémère, état transitoire de l’être, composition incomplète dans laquelle la belle anatomie se confronte au fantôme de sa distorsion, à sa dissolution.

En Marianne et en Méduse, d’un portrait à l’autre, Paz Corona apparaît dans les corps et les visages, comme si toute figure, personne ou personnage, l’absorbait en partie. Elle apparaît, transparaît, sans s’imposer, sans se fixer. C’est toujours elle mais pas vraiment non plus. Elle ne cherche pas à saisir sa ressemblance autant qu’à matérialiser une rencontre qui passe par une subtile fusion dont le trait et la touche sont les instruments, et cette masse informe, qui revient, l’origine créatrice. Ce qu’elle est toujours en substance par contre, à travers l’image d’autres figures qu’on dirait sorties de tableaux anciens, c’est Daphné.

De quelle rencontre s’agit-il ? Qui ou que rencontre-t-elle ? Un seul être à la fois - à l’exception du triptyque Eros couronné de rose 12, ce qui normal puisqu’il s’agit du mythe des origines - mais également l’histoire entière des êtres peints et des êtres qui les ont peints. Dans l’atelier, un portrait en rappelant un autre (Mem 4), Berthe Morisot peinte par Manet par exemple, côtoie une Gorgone portant un masque de nymphe (Oro 6). Ici, une posture à la manière de Delacroix (Eros 2) ; là, une danseuse rappelant Degas (Mem 1). Il s’agit de rencontres individuelles et intimes avec l’histoire de l’art que des traits répétés, communs, génériques - ceux de l’artiste – absorbent, et que les traits et touches - propres à l’artiste - s’approprient.

Paz Corona ne fait que commencer une œuvre qui peut traverser, mine de rien, des pans entiers de l’histoire de l’art. Le plaisir qu’elle éprouve à regarder les œuvres des autres est palpable dans ses œuvres à elle. Un plaisir physique autant que psychique. Elle ne s’intéresse pas à l’actualité ou l’inactualité de la peinture. Elle ne cherche pas à se positionner par rapport aux artistes qu’elle admire, morts et vivants, car son désir le plus intime semble être de pouvoir les convoquer tous comme elle souhaite. Ils sont là, devant nous, tels des souvenirs imprécis ou lointains, apparaissant au fil des traits, des touches et des taches. L’artiste absorbe les styles, les manières, les motifs, les époques avec avidité et ils se mélangent en elle. D’un portrait très 19e siècle (Mem 4), celui « en Berthe », au portrait au sourire (Oro 2), à la fois glamour et crispé, manifestement peint à partir d’une photographie, en passant par la nymphe-Gorgone (Oro 6) dont le visage, déporté à gauche, se dissout dans la peinture telle une Ophélie, Paz Corona fait de son corps et de son visage le sujet et la matière d’une métamorphose plutôt que d’un autoportrait. Ce qu’elle nous donne à voir est une représentation toujours hantée par d’autres, partielle, fugace, vibrante mais sur le point de disparaître.

Dans le plus déstabilisant de ses portraits (Oro 3), ce n’est pourtant ni son corps ni son visage qu’elle forme et déforme contrôlant le trait ou se laissant aller à son emprise, ou qu’elle dissout dans la peinture et les lavis. Un jeune homme embrasse l’espace devant lui. Une douceur immense dans un élan aussi subtil que déterminé. Il ne nous fait pas face, il est en quelque sorte au-dessus de nous, penché vers nous, transformé malgré lui en géant protecteur. L’image se défait dans la proximité, le visage se fondant littéralement dans la matière. La peinture dissout les traits dans ses propres traits. Comme s’il avait été peint de tout près, ses différentes parties ne s’accordent pas parfaitement entre elles, une légère distorsion affectant le nez, les yeux, la bouche, le menton, au milieu d’un masque de chair accrochant la lumière.

Or, à bien y regarder, cette image pourrait bien avoir être peinte à partir d’un banal « selfie ». En faisant le portrait pictural de l’autoportrait photographique et digital d’un jeune homme de notre temps, Paz Corona lui a donné un poids, une réalité et un effet de présence saisissant. En s’appropriant son reflet, elle conjure l’éloignement de l’être réel en intégrant son visage à l’histoire de la peinture. Oro 3 c’est la rencontre d’une image photographique, d’un portrait maniériste du 16e siècle à la manière d’Andrea de Sarto, d’une facture post-impressionniste aux coloris vaguement fauves. Ce portrait de jeune homme est à la fois ancien et absolument actuel, il est désormais de tous les temps.

Catherine Bédard